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Michel avait toujours rêvé de faire un tour sur le Grand Canal, et il avait récemment parlé à Maya de quitter Sabishii pour Odessa, espérant ainsi lutter contre ses divers problèmes mentaux. Ils pourraient même prendre un appartement dans le complexe de Praxis où ils avaient vécu avant la seconde révolution. C’était le seul endroit où Maya se considérait comme chez elle, en dehors d’Underhill, où elle refusait catégoriquement de mettre les pieds. Or Michel pensait que cela l’aiderait de retourner quelque part où elle se sentait chez elle. Donc à Odessa. Maya accepta. Cela lui était égal. Et l’idée de Michel d’y aller en empruntant le Grand Canal lui convenait aussi. Elle s’en fichait. Elle n’était sûre de rien, ces temps-ci, elle n’avait plus d’avis sur grand-chose, de rares préférences ; c’était tout son drame.

Et Vendana venait lui dire que la campagne de Jackie devait suivre le Grand Canal dans un bateau de croisière en guise de quartier général. Ils étaient justement à l’extrémité nord du canal.

Aussi, quand Maya retourna auprès de Michel, sur la terrasse, après le départ des historiens, elle dit :

— Tu ne m’avais pas proposé d’aller à Odessa par le Grand Canal ?

Michel fut ravi. Il parut, en fait, sortir des ténèbres qui l’avaient englouti après la plongée dans Burroughs submergée. Il se réjouissait de l’effet qu’elle avait eu sur Maya, mais elle n’avait peut-être pas été aussi bénéfique pour lui. Il était, à ce sujet, d’un laconisme plutôt rare chez lui. Il paraissait oppressé, comme étouffé sous le poids de ce que la grande capitale sous les eaux représentait dans sa propre vie. Difficile à dire. En tout cas, voir Maya réagir aussi positivement à l’expérience et s’entendre soudain proposer de voir le Grand Canal – une vaste blague, de l’avis de Maya – le faisait rire. Et elle aimait le voir rire. Michel pensait que Maya avait terriblement besoin d’aide, ces temps-ci, mais pour elle, c’était lui qui avait le plus de problèmes.

 

C’est ainsi que, quelques jours plus tard, ils montaient la passerelle d’un long bateau à voile élancé, dont le mât et l’unique voile formaient une courbe de matière blanche, mate, en forme d’aile d’oiseau. Ce bateau faisait le tour de la mer du Nord par l’est. Quand tout le monde fut à bord, le capitaine lança les machines, ils quittèrent le petit port de DuMartheray et mirent cap à l’est en longeant la côte. Le mât-voile du navire était flexible, mobile dans à peu près toutes les directions, et son IA lui faisait adopter, en réponse aux sollicitations du vent capricieux, des courbures rappelant celles d’une aile d’oiseau.

Le deuxième après-midi de leur voyage dans le Détroit, le massif d’Elysium éleva sur l’horizon de jacinthe, devant eux, sa masse rose comme les cimes des Alpes au lever du soleil. Le continent se dressait maintenant au sud, comme s’il tendait le cou pour voir le grand massif de l’autre côté de la baie : des falaises alternant avec des marécages, puis une longue étendue fauve terminée par un rebord de plus en plus haut. Les strates rouges, horizontales de cette paroi étaient rayées de noir et d’ivoire, tandis que les crêtes étaient soulignées de vert par l’herbe et de blanc par le guano. Les vagues se jetaient sur la roche nue au pied de ces falaises et rebondissaient, refluaient, heurtaient les vagues qui arrivaient dans un rapide jaillissement. Cette traversée était un enchantement, avec ses longues glissades dans le creux des vagues, le vent qui paraissait produit par une centrale offshore et, surtout l’après-midi, les embruns, l’odeur salée de l’air – car la mer du Nord commençait à être salée –, le vent dans les cheveux, le V de tapisserie blanche dans le sillage du bateau, lumineux sur la mer indigo : des journées magnifiques. Maya aurait voulu faire le tour du monde et recommencer, ne jamais accoster, ne jamais rien changer… Elle avait entendu dire que des gens vivaient ainsi, maintenant, sur des vaisseaux-serres géants complètement autonomes, de véritables thalassocraties qui sillonnaient l’océan…

Mais devant eux se trouvait le goulet du Détroit. Le voyage arrivait à son terme. Pourquoi les bonnes journées étaient-elles toujours si courtes ? D’un instant à l’autre, d’un jour à l’autre – si remplis, si beaux, et à jamais disparus, disparus avant qu’on ait le temps de s’en imprégner comme il aurait fallu, de les vivre vraiment. Voguer dans la vie en regardant le sillage derrière soi, la haute mer, le grand vent… Le soleil était bas, à présent, la lumière oblique sur les falaises soulignait leurs sauvages irrégularités, les surplombs, les grottes, les parois lisses, propres, se jetant droit dans la mer, la roche rouge dans l’eau bleue, la roche qu’aucune main humaine n’avait effleurée (à ceci près que la mer elle-même était l’œuvre de l’homme). Des éclats de splendeur soudaine qui se fichaient en elle. Mais le soleil allait disparaître. La rupture dans les falaises, devant, marquait le premier grand port du Détroit, Rhodes, où ils devaient jeter l’ancre. Le soir tomberait. Ils dîneraient dans un café du port, près de l’eau, dans le long crépuscule, et la glorieuse journée de mer ne reviendrait jamais. Cet étrange regret de l’instant qui venait de passer, de la soirée encore à venir.

« Ah, je revis ! » se dit-elle, émerveillée de ce miracle.

Michel et ses trucs… Depuis le temps, son salmigondis psychoalchimique aurait dû la laisser de marbre. C’en était trop pour un cœur humain. Enfin, une chose était sûre : tout était préférable à l’engourdissement. Cette sensation aiguë avait une beauté douloureuse, et la douleur était supportable, presque jouissive, d’une certaine façon, par accès. Les couleurs saturées de cette fin d’après-midi possédaient une intensité sublime. Et sous ce déferlement de lumière nostalgique, le port de Rhodes était magnifique – le grand phare sur le cap ouest, les deux bouées à cloche rouge et verte, tribord et bâbord. Là, descendre vers le miroir noir d’un mouillage, et les barques, loin en bas, dans la lumière déclinante, traverser les ténèbres liquides, franchir une forêt de vaisseaux à l’ancre, tous différents, car la construction navale vivait une période d’innovation rapide ; les nouveaux matériaux permettant presque tout, les anciens modèles étaient constamment revus et modifiés, puis on y revenait. Là, un clipper, là, une goélette, plus loin, une chose qui ressemblait à un espar en saillie… Heurter enfin un quai de bois plein de monde, dans l’ombre.

La nuit, les villes portuaires se ressemblaient toutes. Une corniche, un parc étroit, incurvé, des rangées d’arbres, un croissant d’hôtels et de restaurants délabrés, le long des quais… Ils prirent une chambre dans un de ces hôtels et se promenèrent sur les quais, dînèrent sous un vélum, comme Maya l’avait imaginé. Elle se détendit dans la stabilité concrète, matérielle de son fauteuil, regardant la lumière liquide s’échouer sur l’eau noire, visqueuse, du port, écoutant Michel parler aux gens de la table voisine, savourant l’huile d’olive et le pain, le fromage et l’ouzo. Elle n’en revenait pas que la beauté puisse être aussi douloureuse, et même le bonheur. Et pourtant, elle espérait que l’avachissement paresseux accompagnant la digestion dans leurs fauteuils ne finirait jamais.

C’était évidemment impossible. Ils allèrent se coucher, la main dans la main, et elle garda Michel en elle un temps infini. Le lendemain, ils portèrent leurs sacs de l’autre côté de la ville, vers le port intérieur, juste au nord de la première écluse du canal, puis dans un grand bateau long et lascif, une sorte de barge transformée en bateau de plaisance. Une centaine de passagers montèrent à bord ; et parmi eux se trouvaient Vendana et ses amis. Quelques écluses plus loin, sur un bateau privé, Jackie et sa cour s’apprêtaient eux aussi à descendre vers le sud. Certaines nuits, ils se retrouveraient amarrés au même ponton, le long du canal.

— Intéressant, fit Maya d’une voix traînante, et à ce mot, Michel parut à la fois content et inquiet.

 

Le lit du Grand Canal avait été creusé par une loupe spatiale concentrant le soleil renvoyé par la soletta. La loupe planait très haut dans l’atmosphère, au-dessus des nuages thermiques formés par la roche fondue et volatilisée. Elle avançait en ligne droite, et avait tracé un chemin de feu dans le sol, sans prendre garde aux détails topographiques. Maya se souvenait vaguement avoir vu des vidéos du processus, à l’époque, mais les images étaient forcément prises de loin, et ne permettaient pas d’imaginer la taille du canal. Leur long bateau à moteur, bas sur l’eau, entra dans la première écluse. Il fut soulevé par l’eau entrante, sortit à l’autre bout du sas… et ils se retrouvèrent sur un lac ridé par le vent, de deux kilomètres de large, qui allait tout droit vers le sud-ouest et la mer d’Hellas, à deux mille kilomètres de là. Un grand nombre de bateaux, gros et petits, se croisaient en tenant leur droite, comme sur une route. Presque tous les bâtiments étaient motorisés, même si plusieurs étaient gréés en goélette. Les plus petits avaient parfois de grandes voiles triangulaires et pas de moteur : « Des dhows », fit Michel en tendant le doigt. Un modèle arabe, sans doute.

Quelque part devant eux se trouvait le vaisseau de campagne de Jackie. Maya l’ignora et se concentra sur les rives du canal. Il était visible que la roche disparue n’avait pas été excavée mais s’était tout simplement transformée en poussière. La température, sous l’intense lumière de la loupe spatiale, atteignait 5 000 degrés kelvin, et la roche s’était dissociée en ses atomes constitutifs, lesquels s’étaient rapidement élevés dans l’air. En se refroidissant, la matière était retombée sur les berges et une petite quantité avait coulé dans la tranchée comme de la lave, formant un canal au fond plat bordé de rives de quelques centaines de mètres de haut et de plus d’un kilomètre de large : des levées de scories noires, arrondies, sur lesquelles ne poussait pas grand-chose, de sorte qu’elles étaient presque aussi nues et noires à présent que lorsqu’elles s’étaient refroidies, une quarantaine d’années martiennes plus tôt. Seules de rares fissures emplies de sable éclataient de verdure. L’eau du canal qui paraissait noire le long des berges prenait la teinte du ciel au milieu, ou plutôt une couleur un peu plus sombre que le ciel, sans doute à cause du fond sombre, le tout strié de bandes vertes.

L’étendue rectiligne d’eau sombre entre deux parois d’obsidienne. Des bateaux de toutes les tailles, mais souvent longs et effilés pour maximiser l’espace dans les écluses. Puis, à quelques heures de distance les unes des autres, des villes en bordure du canal, incrustées sur la berge et étalées sur les terres au-delà. La plupart d’entre elles portaient les noms déjà existants sur les anciennes cartes de Lowell et Antoniadi, noms que ces astronomes entichés de canaux avaient choisis parmi les rivières de l’antiquité classique. Les premières villes devant lesquelles ils passèrent étaient assez près de l’équateur, et entourées de palmeraies. Derrière les quais en bois se trouvaient de petits quartiers portuaires grouillants d’activité, eux-mêmes chapeautés d’agréables quartiers en terrasses. Puis la masse des villes sur la partie plate des berges. La loupe avait coupé tout droit à travers le Grand Escarpement, vers les hautes plaines d’Hesperia, ce qui représentait une dénivellation de quatre kilomètres. Aussi le canal était-il ponctué par des écluses éloignées les unes des autres de quelques kilomètres. Comme partout, à cette époque, les barrages étaient transparents, leurs parois paraissaient aussi fines que de la Cellophane, et pourtant on disait qu’ils étaient dix fois plus résistants que nécessaire, compte tenu de la masse d’eau qu’ils retenaient. Maya se sentait agressée par leur transparence. Elle y voyait une manifestation d’hubris. Ce caprice recevrait forcément son châtiment. Un jour, l’une des minces parois exploserait comme un ballon, semant la ruine et la désolation alentour, et les gens en reviendraient au bon vieux béton et à la fibre de carbone.

En attendant, ils voguaient vers une écluse, un mur d’eau pareil à la mer Rouge s’ouvrant pour laisser passer le peuple d’Israël, des poissons filant au-dessus d’eux tels des oiseaux primitifs, vision surréaliste, digne d’un dessin d’Escher. Ils entrèrent dans le sas, véritable tombe aux parois liquides. Ils montèrent, montèrent, montèrent, entourés par ces poissons-oiseaux, et émergèrent enfin au niveau supérieur de la grande rivière aux parois rectilignes, qui traversait le sol noir.

— Bizarre, dit Maya après la première écluse, puis après la deuxième et la troisième.

Et Michel ne pouvait que sourire et hocher la tête.

La quatrième nuit, ils mouillèrent dans une petite ville appelée Naarsares. De l’autre côté du canal s’élevait une ville encore plus petite nommée Naarmalcha. Des noms à consonance mésopotamienne. Du restaurant en terrasse juché sur la berge on avait une bonne vue sur le canal et les highlands arides qui l’entouraient, et, plus loin, sur l’endroit où le canal traversait le cratère Gale. Gale était maintenant une bulle greffée sur le canal, un bassin ouvert pour les bateaux et les marchandises.

Après dîner, Maya resta sur la terrasse à regarder dans la faille qui donnait sur Gale. Dans l’encre poudreuse du crépuscule, Vendana et certains de ses compagnons s’approchèrent d’elle.

— Comment trouvez-vous le canal ? lui demandèrent-ils.

— Très intéressant, répondit sèchement Maya.

Elle n’aimait ni qu’on lui pose des questions, ni se retrouver au milieu d’un groupe. Elle avait trop l’impression d’être un objet de musée. Ils ne tireraient rien d’elle. Elle les foudroya du regard. L’un des jeunes gens abandonna la partie et commença à parler avec la femme qui se trouvait à côté de lui. Il avait un visage d’une beauté extraordinaire, les traits fins sous une crinière noire. Un sourire doux, un rire spontané. En tous points, fascinant. Jeune, mais pas au point d’avoir l’air inachevé. Quelque chose d’indien, peut-être, la peau sombre, les dents blanches, régulières, fort et mince comme un lévrier, plus grand qu’elle, mais pas un de ces nouveaux géants. Il était encore à l’échelle humaine, solide et gracieux sans ostentation. Sexy.

Elle s’approcha lentement de lui alors que le groupe adoptait une formation plus détendue, comme dans un cocktail, les gens se déplaçant pour bavarder, pour regarder le canal et les quais. Elle eut enfin l’occasion de lui parler, et il ne réagit pas comme si elle était Hélène de Troie ou Lucy, le chaînon manquant. Ce serait merveilleux d’embrasser cette bouche. Hors de question, évidemment, et elle n’en avait pas vraiment envie. Mais cette idée lui plaisait, et le seul fait d’y penser lui donnait des idées. Les visages avaient une telle force.

Il s’appelait Athos. Il était de Licus Vallis, à l’ouest de Rhodes. Un sansei, d’une famille de marins, des grands-parents grecs et indiens. Il avait contribué à la refonte du parti Vert et il était convaincu que le seul moyen de rester hors du maelström était d’aider la Terre à surmonter son problème. Une approche controversée – l’éternelle histoire de la queue qui remue le chien, il l’admettait volontiers, avec un beau sourire. Il était candidat à la représentation des villes de la baie de Nepenthes, et participait d’une façon générale à la coordination de la campagne des Verts.

— Il paraît que nous allons rattraper la campagne de Mars Libre d’ici quelques jours ? demanda plus tard Maya à Vendana.

— Oui. Nous avons prévu de débattre avec eux dans un meeting à Gale.

 

Puis, alors qu’ils remontaient la passerelle menant à leur bateau, les jeunes se détournèrent d’elle et se dirigèrent ensemble vers le pont avant pour continuer à faire la fête. Oubliée, Maya. Elle n’était pas des leurs. Elle les regarda s’éloigner et rejoignit Michel dans leur petite cabine, à l’arrière. Elle n’y pouvait rien, ça la faisait chaque fois bouillir de colère. Il y avait des moments où elle détestait les jeunes.

— Je les exècre, dit-elle à Michel.

Tout ça parce qu’ils étaient jeunes. Elle pouvait toujours dire qu’elle avait une aversion pour leur insouciance, leur stupidité, leur désinvolture, leur indécrottable provincialisme. Ce n’était pas faux, mais ce qu’elle abhorrait par-dessus tout, c’était leur jeunesse. Pas seulement leur perfection physique, non, juste leur âge, une simple question de chronologie, le fait qu’ils avaient la vie devant eux. Tout était meilleur dans l’anticipation, tout. Elle rêvait encore parfois qu’elle regardait Mars du haut de l’Arès, alors qu’ils venaient d’entrer en orbite martienne et s’apprêtaient à descendre. Et dans le choc du réveil, du retour au présent, elle se rendait compte qu’elle n’avait jamais été aussi heureuse que dans cette fièvre anticipatrice alors qu’un nouveau monde s’étendait à leurs pieds, que tout était possible. C’était ça, la jeunesse.

— Pense que ce sont des compagnons de route, lui conseilla alors Michel, comme il l’avait déjà fait à plusieurs reprises, lorsque Maya lui avait avoué ce sentiment. Ils ne seront pas jeunes plus longtemps que nous, un claquement de doigts, et voilà ! ils seront vieux et ils cesseront d’être tout court. Nous passons tous par là. Un siècle de différence n’est rien. Et de tous les humains qui ont jamais existé et qui existeront jamais, ces gens sont les seuls qui vivront en même temps que nous. Ça fait d’eux tes contemporains. Et tes contemporains sont les seuls qui te comprendront jamais.

— Je sais, je sais, fit Maya (et c’était vrai). Mais je les exècre quand même.

 

La loupe spatiale avait creusé un chenal d’une profondeur à peu près constante partout, aussi la tranchée qu’elle avait ouverte dans le bord du cratère Gale, au nord-est et au sud-ouest, était-elle plus haute que le lit du canal. Il avait donc fallu l’approfondir, puis on y avait installé des écluses et le cratère intérieur avait été transformé en un lac d’altitude, un bulbe dans l’interminable thermomètre du canal. L’ancien système lowellien de nomenclature ne semblait pas s’appliquer ici, et les écluses du nord-est étaient entourées par une petite ville divisée en deux appelée Tranchée du Bouleau, alors que la ville plus vaste qui entourait l’écluse du sud-ouest s’appelait Berges. Berges était construite sur la zone de fonte de la brûlure, s’élevait en larges terrasses incurvées sur le bord non fondu de Gale et surplombait le lac intérieur. C’était une ville sauvage, où descendaient les équipages et les passagers des bateaux pour se joindre à la fête plus ou moins continue. Cette nuit-là, l’animation était concentrée sur l’arrivée de la campagne de Mars Libre. Une grande place plantée d’herbe, perchée sur une large saillie au-dessus de l’écluse du lac, était pleine de gens. Certains écoutaient les orateurs discourir sur une estrade, d’autres, ignorant le tumulte, faisaient des courses ou se promenaient, buvaient, dansaient ou exploraient les hauteurs de la ville.

Maya assista à tous les discours de la campagne du haut d’une terrasse surplombant l’estrade, ce qui lui permettait de voir Jackie et les dirigeants de Mars Libre grenouiller, parler et écouter en attendant leur tour de se retrouver sous les feux des projecteurs. Antar et Ariadne étaient là, ainsi que d’autres que Maya reconnaissait plus ou moins pour les avoir vus aux infos. Les observer de la coulisse pouvait être très révélateur. Elle voyait se déployer la dynamique de domination des primates dont Frank lui rebattait les oreilles. Deux ou trois hommes tournaient autour de Jackie, et, pour d’autres motifs, quelques femmes aussi. L’un des hommes, un certain Mikka, siégeait depuis peu au conseil exécutif global, en tant que chef de Mars-Un. Mars-Un était l’un des plus vieux partis politiques de Mars, formé pour contester les termes du renouvellement du premier traité de Mars. Maya croyait se souvenir d’y avoir participé. La politique martienne était maintenant organisée selon un schéma qui rappelait celui des démocraties parlementaires européennes, avec un large spectre de petits partis gravitant autour de quelques coalitions centristes, dans leur cas Mars Libre, les Rouges et les gens de Dorsa Brevia, les autres leur emboîtant le pas, comblant les vides ou courant sur les côtés, tous se déplaçant d’un bord à l’autre au gré des alliances temporaires, pour faire progresser leur petite cause. Dans ce dispositif, Mars-Un était devenu une sorte d’aile politique des écoteurs Rouges qui sévissaient encore, une organisation déplaisante, expéditive, sans scrupules, acoquinée à la majorité écrasante de Mars Libre sans véritable raison idéologique. Il devait y avoir un accord quelconque derrière tout ça. Ou quelque chose de plus personnel. La façon dont Mikka suivait Jackie, la regardait. Un amant, ou un ex-amant de fraîche date. Maya en aurait mis sa tête à couper. Elle en eut plus tard la confirmation par des rumeurs.

Leurs discours évoquaient toujours la belle, la merveilleuse Mars, qui allait finir anéantie par la surpopulation, à moins qu’ils ne la ferment à toute immigration. C’était un point de vue qui disait quelque chose au public, ainsi qu’en témoignaient les acclamations de la foule. Attitude profondément hypocrite, car la plupart de ceux qui approuvaient ce programme gagnaient leur vie grâce aux touristes terriens, et tous étaient des immigrants ou des enfants d’immigrants, mais ça ne les empêchait pas d’applaudir. C’était un bon programme électoral. Surtout quand on ignorait le risque de guerre, l’immensité de la Terre et sa primauté en matière de civilisation humaine. La défier ainsi… Mais ça n’avait pas d’importance. Ces gens se fichaient pas mal de la Terre et ne comprenaient rien, de toute façon. Et puis cette attitude de défi faisait paraître Jackie plus brave et plus belle, la championne de Mars Libre. Elle reçut une véritable ovation. Elle avait beaucoup appris depuis ses discours maladroits de la seconde révolution. Elle était devenue assez bonne, pour ne pas dire excellente.

Les orateurs Verts se levèrent à leur tour et plaidèrent en faveur d’une Mars ouverte. Bien entendu, ils évoquèrent le danger de la politique de fermeture, mais la réaction fut beaucoup moins enthousiaste. Leur prise de position ressemblait à de la lâcheté, à vrai dire, et la vision d’une Mars ouverte paraissait naïve. Avant d’arriver à Berges, Vendana avait proposé à Maya de prendre la parole, mais elle avait refusé, et elle venait de recevoir la confirmation de ce qu’elle pensait. Elle n’enviait pas ces orateurs de devoir soutenir une position impopulaire devant une foule qui allait en s’amenuisant.

À la suite des discours, les Verts tinrent une petite soirée post-mortem, et Maya critiqua sévèrement leur prestation.

— Je n’ai jamais vu une incompétence pareille. Vous essayez de leur faire peur et vous ne réussissez qu’à donner l’impression d’être terrifiés. Le bâton est nécessaire, mais il faut aussi une carotte. Si le risque de guerre est le bâton, il faut aussi que vous leur disiez sans avoir l’air idiot pourquoi les Terriens doivent pouvoir continuer à venir. Vous devez leur rappeler qu’ils sont tous d’origine terrienne, que nous sommes toujours des immigrants ici et que nous ne pouvons pas abandonner la Terre.

Ils acquiescèrent. Athos semblait pensif. Puis Maya prit Vendana à part et l’interrogea sur les récentes liaisons de Jackie. Mikka était bien l’un de ses derniers partenaires, et l’était probablement encore. Mars-Un était peut-être plus opposé à l’immigration que Mars Libre. Maya hocha la tête ; elle commençait à entrevoir les grandes lignes d’un plan.

Après la réunion, Maya alla se promener en ville avec Vendana, Athos et les autres. Ils passèrent devant un orchestre qui jouait ce qu’on appelait du Sheffield. La musique n’était que du bruit pour Maya : vingt percussionnistes ayant chacun son rythme propre sur des instruments qui n’avaient pas été conçus pour les percussions, ou pour un quelconque usage musical. Mais cela servait ses intentions, car dans le bruit et le tintamarre, elle put guider ses jeunes compagnons comme si de rien n’était vers Antar, qu’elle avait repéré de l’autre côté de la piste de danse. Quand ils furent près de lui, elle s’exclama :

— Tiens, mais c’est Antar ! Salut, Antar ! Voici les gens avec qui je descends le canal. Nous sommes juste derrière vous, apparemment. Nous allons vers Hell’s Gate, et puis Odessa. Comment marche la campagne ?

Antar déploya le charme princier qui lui était coutumier. C’était un homme auquel on avait du mal à s’opposer, même quand on savait à quel point il pouvait être réactionnaire et qu’il avait été l’instrument des nations arabes de la Terre. Il avait dû apprendre à tourner le dos à ces vieux alliés, encore un aspect dangereux de cette stratégie anti-immigration. Il était curieux de voir de quelle façon la direction de Mars Libre avait décidé de défier le pouvoir terrien tout en essayant de dominer chaque nouvelle colonie du système solaire extérieur. L’hubris. Ou peut-être se sentaient-ils seulement menacés : Mars Libre avait toujours été le parti des jeunes indigènes, et si une immigration débridée amenait des millions de nouveaux issei, son statut, sa supermajorité et même sa majorité tout court seraient menacés. Ces nouvelles hordes, avec leur fanatisme intact – leurs églises, leurs mosquées, leurs drapeaux, leurs caches d’armes, leurs guerres ouvertes –, constituaient indéniablement une cause à défendre pour Mars Libre, car l’immigration intensive de la décennie écoulée avait de toute évidence engendré l’émergence d’une autre Terre tout aussi absurde que la première. John serait devenu dingue. Frank aurait bien rigolé. Arkady aurait lancé : Je vous l’avais bien dit, et il aurait suggéré une autre révolution.

Mais il fallait être réaliste ; on ne pouvait pas faire disparaître la Terre d’un coup de baguette magique. En attendant, Antar était si chaleureux, si courtois qu’il donnait l’impression de penser que Maya pourrait lui être utile. Il suivait toujours Jackie comme un petit chien, aussi Maya ne fut-elle pas étonnée de voir apparaître Jackie et quelques autres. Tout le monde se salua. Maya fit un signe de tête à Jackie, et celle-ci répondit d’un sourire sans défaut. Maya prit soin de lui présenter un à un ses nouveaux compagnons. En arrivant à Athos, elle vit que Jackie l’observait, et celui-ci lui dédia un regard amical. Maya demanda à Antar, en passant, comment allaient Zeyk et Nazik, qui vivaient sur la baie d’Acheron. Les deux groupes se déplaçaient lentement vers la musique, et bientôt, s’ils continuaient à avancer, le bruit serait tel qu’elle ne pourrait plus suivre la conversation des autres.

— J’aime le rythme du Sheffield, dit Maya à Antar. Tu m’aides à approcher de la piste de danse ?

Comme si elle avait besoin de qui que ce soit pour traverser une foule. Mais Antar la prit par le bras, sans voir – ou en feignant de ne pas voir – que Jackie parlait à Athos. C’était de l’histoire ancienne pour lui, de toute façon. Mais ce Mikka, qui avait l’air très grand et très costaud de près (une hérédité Scandinave, peut-être), semblait avoir la tête près du bonnet. Il suivait le groupe d’un air boudeur. Maya eut une moue satisfaite. Ça commençait bien. Si Mars-Un était encore plus isolationniste que Mars Libre, une bisbille entre les deux pouvait être utile.

Alors elle dansa avec un enthousiasme qu’elle n’avait pas éprouvé depuis des années. En fait, si on se concentrait sur les tambours de basse, leur rythme rappelait celui d’un cœur battant la chamade. Et le charivari des bouts de bois, ustensiles de cuisine et cailloux ronds qui se greffait sur cette pulsation fondamentale n’était que le bruit éphémère d’un grondement d’estomac ou d’une pensée fugitive. Cela semblait suivre une certaine logique. Pas une logique musicale au sens où elle l’entendait, mais une sorte de logique rythmique. Danser, suer, regarder Antar bouger gracieusement. Il devait être idiot, mais ça ne se voyait pas. Jackie et Athos avaient disparu. De même que Mikka. Il allait peut-être disjoncter et tous les tuer ? Maya eut un grand sourire et tourna de plus belle sur la piste.

Quand Michel s’approcha, elle l’accueillit avec un sourire radieux et le serra sur son cœur. Elle était en sueur, mais Michel aimait ça. Il en fut ravi et intrigué.

— Je croyais que tu détestais ce genre de musique ?

— Il y a des moments où je l’adore.

 

Au sud-ouest de Gale, le canal montait, par un système d’écluses, jusqu’au plateau d’Hesperia. Il traversait les highlands à l’est du massif de Tyrrhena à l’altitude à peu près constante de quatre kilomètres au-dessus du niveau de la mer, de sorte que les écluses n’étaient plus nécessaires. Pendant plusieurs jours d’affilée, ils suivirent le canal soit aux machines, soit propulsés par les petits mâts-voiles du vaisseau, s’arrêtant dans toutes les villes qui bordaient le canal : Oxus, Jaxartes, Scamander, Simois, Xanthus, Steropes, Polyphemus. Ils restèrent à distance constante du bateau de Mars Libre, ainsi que de la plupart des barges et des yachts qui se dirigeaient vers Hellas. Tout s’étendait, immuable, d’un horizon à l’autre, si ce n’est que, dans cette région, le canal n’était pas foré dans le régolite de basalte habituel, de sorte qu’on observait des variations dans les berges, des strates d’obsidienne et d’autres roches sidérolithiques, des volutes de porphyre marbré, brillant, aux couleurs étincelantes, des jaunes de soufre violents, des conglomérats granuleux, et même une longue section vitreuse, transparente, cristalline, qui bordait le canal sur les deux côtés, déformant les hauts plateaux qui se trouvaient derrière et reflétant la couleur du ciel. Cette bande, appelée Rives de Verre, était évidemment très peuplée. Entre les villes qui longeaient le canal à cet endroit serpentaient des chemins de mosaïque bordés de villas aux pelouses entourées de haies, ombragées par des palmiers plantés dans de gigantesques pots de céramique. Les maisons de Rives de Verre étaient blanchies à la chaux, avec des portes et des persiennes de teintes pastel, éclatantes, des toits de tuiles bleues, vernissées. Les restaurants avaient des tentures bleues surmontées d’enseignes lumineuses multicolores. C’était une sorte de Mars de rêve, un cliché de l’ancien paysage onirique, mais non moins beau pour autant, son évidence faisant en fait partie du plaisir. Lorsqu’ils traversèrent cette région, il faisait chaud et il n’y avait pas un souffle de vent, de sorte que la surface de l’eau était aussi lisse et claire que les rives : un monde de verre. Assise sur le pont avant, sous un auvent de toile, Maya observait, comme tout le monde, les barges de marchandises et les bateaux à aubes chargés de touristes qu’ils croisaient, les berges de verre et les villes colorées qui les bordaient. C’était l’un des plus grands centres touristiques martiens, la destination favorite des visiteurs des autres mondes : ridicule, mais vrai. Et il fallait admettre que c’était joli. Elle comptait bien gagner son pari, mais quel que soit le parti qui remporterait les élections, se disait Maya en regardant défiler le paysage, quelle que soit l’issue de la bataille de l’immigration, ce monde continuerait à briller comme un jouet au soleil.

 

Alors qu’ils poursuivaient vers le sud, l’automne austral rafraîchit un peu l’air. Sur les rives redevenues basaltiques commençaient à apparaître des arbres à bois dur, aux feuilles de tous les tons de jaune et de rouge du spectre visible. Un matin, une mince pellicule de glace couvrit l’eau immobile le long des rives. Du haut de la berge, à l’ouest, ils voyaient Tyrrhena Patera et Hadriaca Patera se découper sur l’horizon tels des Fujis aplatis. Les flancs noirs d’Hadriaca étaient rayés comme un berlingot par des glaciers blancs. Maya l’avait vu de l’autre côté, en revenant de Dao Vallis, quand elle avait fait le tour du bassin d’Hellas lors de sa mise en eau, il y avait si longtemps. Avec cette jeune fille – comment s’appelait-elle, déjà ? Une parente d’une de ses relations.

Le canal traversait les montagnes en dos de dragon de Dorsa Hesperia. Les villes du bord du canal devenaient moins équatoriales, plus austères, plus semblables aux villes fluviales des hauts plateaux de la Volga ou aux villages de pêcheurs de Nouvelle-Angleterre, mais ils s’appelaient Astapus, Aeria, Uchronia, Apis, Eunostos, Agathadaemon, Kaiko… Ils allaient toujours plus loin vers le sud-ouest, sur le large ruban d’eau aussi droit qu’un relevé au compas, jour après jour, jusqu’à ce qu’il soit difficile d’imaginer que c’était le seul canal de ce genre sur toute la planète, qu’il n’y en avait pas tout un réseau comme sur les cartes du vieux rêve. Oh, il y avait un autre canal à Boone’s Neck, mais il était court, très large, et s’élargissait chaque année, déchiqueté par les câbles des draglines et les courants, si bien que ce n’était plus vraiment un canal mais plutôt un détroit artificiel. Non, le rêve des canaux ne s’était concrétisé qu’en cet endroit de la planète. Et quand on voguait là, entre les hautes berges, on avait le sentiment romantique que les querelles politiques et personnelles avaient une sorte de grandeur barsoomienne[5].

Telle était du moins l’impression qu’on avait, le soir, sous les néons pastel des villes du canal. Maya se promenait dans une de ces villes, Antaeus, en regardant les bateaux, les grands et beaux jeunes gens qui bavardaient nonchalamment, attablés à des buvettes, la viande qui cuisait sur des braseros fixés aux rambardes, le long de l’eau, lorsque d’un large ponton jeté sur le canal monta la plainte d’un violon tzigane. Elle s’approcha instinctivement et vit, mais trop tard, Jackie et Athos, assis à une table de café en plein air, penchés l’un vers l’autre au point que leurs fronts se touchaient presque. Elle n’avait surtout pas envie d’interrompre un tête-à-tête aussi prometteur et s’arrêta brusquement, mais le mouvement attira l’attention de Jackie qui leva les yeux et sursauta. Maya n’eut pas le temps de battre en retraite. Déjà Jackie se dirigeait vers elle.

Encore une scène, se dit Maya que cette perspective ennuyait vaguement. Mais Jackie était tout sourire, Athos à côté d’elle, observant le monde avec de grands yeux candides. Soit il n’avait aucune idée de ce qui se passait, soit il contrôlait admirablement son expression. Maya opta pour la seconde hypothèse. La lueur qui brillait dans son regard était trop innocente pour être réelle. Un comédien. C’était un grand comédien.

— Ce canal est magnifique, tu ne trouves pas ? fit Jackie.

— Un piège à touristes, répondit Maya. Mais un beau piège. Et les touristes ne risquent pas de s’envoler.

— Allons ! s’esclaffa Jackie en prenant le bras d’Athos. Qu’as-tu fait de ton beau romantisme ?

— Quel romantisme ? répliqua Maya, ravie de cette démonstration publique d’affection.

La Jackie d’autrefois n’aurait jamais fait une chose pareille. En fait, Maya constata avec un choc qu’elle n’était plus toute jeune. Elle était stupide de ne pas y avoir pensé, mais elle avait du temps une vision tellement brouillée que son propre visage dans le miroir la surprenait toujours. Elle se réveillait chaque matin dans le mauvais siècle, et voir Jackie jouer les rombières, Athos pendu à son bras, lui faisait un peu le même effet. Ce n’était pas possible, il y avait erreur, c’était la fille fraîche, redoutable, de Zygote, la jeune déesse de Dorsa Brevia !

— Tout le monde est romantique, dit Jackie.

Les années ne l’avaient pas assagie. Encore une discontinuité chronologique. Peut-être les traitements de longévité répétés lui avaient-ils coagulé le cerveau. Bizarre qu’après s’être administré autant de drogues elle donne encore des signes de vieillissement. D’où venait-il, d’ailleurs, en l’absence d’erreur dans la division cellulaire ? Elle avait le visage aussi lisse qu’une fille de vingt-cinq ans, il émanait d’elle une confiance typiquement boonéenne, plus forte que jamais, son seul vrai trait de famille avec John, aussi éclatant que l’enseigne au néon du café, au-dessus d’eux. Et malgré tout, elle faisait son âge, quelque chose dans le regard, ou dans une gestalt au travail malgré toutes les manipulations médicales.

Soudain, l’une des nombreuses assistantes de Jackie se rua sur eux, haletante, hoquetante, tremblant de tous ses membres. Elle arracha le bras de Jackie à celui d’Athos, et dit en sanglotant :

— Oh, Jackie, je suis tellement, tellement désolée, elle s’est tuée, elle s’est tuée…

— Qui ça ? lança Jackie d’une voix qui claqua comme un coup de fouet.

— Zo, répondit lamentablement la jeune femme.

Sauf qu’elle n’était plus si jeune que ça, elle non plus.

— Zo ?

— Elle a eu un accident. Elle volait quand elle est tombée dans la mer.

Voilà qui devrait la refroidir, se dit Maya.

— Naturellement, fit Jackie.

— Mais sa tenue d’homme-oiseau ? protesta Athos. (Il prenait de la bouteille, lui aussi.) Elle ne l’a pas…

— Je n’en sais rien.

— Quelle importance ! fit Jackie, leur intimant le silence à tous.

Plus tard, Maya entendit un témoin oculaire raconter l’accident, dont l’image devait rester à jamais gravée dans son esprit : les deux femmes-oiseaux se débattant dans les vagues comme des mouches trempées, se maintenant à la surface de sorte qu’elles auraient dû s’en tirer, et puis une des grosses vagues de la mer du Nord les avait cueillies, projetées sur un écueil, et elles avaient disparu dans l’écume.

Jackie était prostrée, lointaine, perdue dans ses pensées. Maya avait entendu dire qu’elles ne s’entendaient pas, Zo et elle, qu’elles se détestaient. Mais son enfant… On n’était pas censé survivre à ses enfants ; même Maya, qui n’en avait jamais eu, le pensait profondément. Seulement toutes les lois avaient été abrogées, la biologie ne voulait plus rien dire, et voilà où ils en étaient. Si Ann avait perdu Peter dans la chute du câble, si Nadia et Art perdaient jamais Nikki… Même Jackie, cette imbécile, devait le sentir.

Oh oui, elle le sentait ! Elle tournait et retournait la chose dans sa tête, cherchant un moyen d’en sortir. Mais elle n’en sortirait pas. Elle deviendrait une personne différente, vieillissante – ça n’avait aucun rapport avec le temps, aucun.

— Oh, Jackie ! Je suis tellement désolée, fit Maya en tendant la main.

Jackie eut un mouvement de recul. Maya retira sa main. C’est quand les gens ont le plus besoin d’aide que leur isolement est le plus extrême. C’est ce que Maya avait appris la nuit de la disparition d’Hiroko, quand elle avait essayé de réconforter Michel. Il n’y avait rien à faire.

Maya dut se retenir pour ne pas flanquer une calotte à l’assistante éplorée.

— Vous devriez la raccompagner au bateau et tenir les gens à l’écart pendant un moment.

Jackie était toujours perdue dans ses pensées. Sa réaction de rejet avait été purement instinctive. Elle était assommée, en proie à un sentiment d’irréalité qui absorbait toute son énergie. Une réaction normale, celle de n’importe quel être humain. C’était peut-être encore pire quand on ne s’entendait pas avec son enfant, pire que si on l’aimait. Ah, Seigneur…

— Allez, fit Maya à l’assistante en signifiant du regard à Athos de l’aider.

Il finirait bien par lui faire de l’effet, d’une façon ou d’une autre. Ils l’entraînèrent. Elle avait toujours le plus beau dos du monde. Un port de reine. Ça changerait quand elle réaliserait.

Plus tard, Maya se retrouva à la limite sud de la ville, à l’endroit où les lumières s’arrêtaient et où le canal piqueté d’étoiles était enserré dans des berges de mâchefer noir. Cela ressemblait au parchemin d’une vie, la ligne de vie du monde : des vers de néon grouillant dans un paysage, vers l’horizon noir. Des étoiles au-dessus de leurs têtes, sous leurs pieds. Une piste noire sur laquelle ils planaient sans bruit.

Elle retourna au bateau. S’appuya au bastingage. C’était désespérant d’éprouver de tels sentiments pour un ennemi, de perdre un ennemi dans un désastre de ce genre.

— Qui vais-je haïr maintenant ? cria-t-elle à Michel.

— Euh… fit Michel, pris de court, puis il ajouta, réconfortant : Tu trouveras bien quelqu’un, va.

Maya eut un petit rire sec et Michel se fendit d’un sourire. Puis il haussa les épaules et reprit son air grave. Il ne s’était pas fait avoir par le traitement comme les autres. Des histoires d’immortalité dans une chair mortelle, avait-il toujours dit et répété. Il était d’une morbidité absolue sur le sujet. Encore une illustration de son propos.

— Alors la plus qu’humaine a fini par se faire avoir, dit-il.

— Elle prenait trop de risques, aussi. L’idiote ! Elle l’a bien cherché.

— Elle n’y croyait pas.

Maya hocha la tête. Ça ne faisait aucun doute. Rares étaient ceux qui croyaient encore à la mort, surtout les jeunes, qui n’y avaient jamais cru, même avant le traitement, et maintenant moins que jamais. Mais qu’on y croie ou non, elle frappait de plus en plus souvent, surtout les plus vieux, évidemment. De nouvelles maladies, d’anciennes qui revenaient, ou un effondrement rapide, holistique, sans cause apparente.

C’est comme ça qu’étaient partis, ces dernières années, Helmut Bronski et Derek Hastings, des gens que Maya avait rencontrés, sinon bien connus. Et voilà qu’un accident avait frappé un être bien plus jeune qu’eux. Cela n’avait aucun sens, ça n’entrait dans aucun schéma. C’était l’imprudence de la jeunesse. Un accident. Le hasard. Un coup du sort.

— Tu veux toujours que Peter revienne ? demanda Michel, changeant radicalement de sujet.

Allons bon ! Michel qui donnait dans la realpolitik ! Ah… C’était pour lui changer les idées. Elle manqua éclater de rire.

— Essayons toujours de le contacter. Il voudra peut-être venir, dit-elle.

Mais c’était seulement pour rassurer Michel. Le cœur n’y était pas.

La ronde des morts avait commencé.

Mars la bleue
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